XVI
UNE AFFAIRE D’HONNEUR

Lentement, avec comme de l’appréhension, Bolitho ouvrit les yeux. Il lui sembla que sa vision mettait une éternité à accommoder, et il sentit son esprit se piéter contre la terrible douleur qui allait sûrement survenir. La sueur lui ruisselait sur le visage et dans le cou telle une eau glacée. Pourtant, alors qu’il attendait le retour de son supplice, il ne recensait en définitive aucune sensation nouvelle. Il essaya de bouger et tendit l’oreille au bruit de la mer ou au craquement des bordés, mais il ne perçut rien de semblable. Sa perplexité se mua en quelque chose qui confinait à la panique. Un silence absolu l’environnait et le jour était si ténu qu’il aurait aussi bien pu se trouver dans un tombeau.

Luttant pour se soulever, il eut l’épaule traversée par un trait de feu, une douleur si effroyable qu’il crut bien que son cœur allait céder. Grinçant des dents, paupières serrées pour lutter contre la souffrance, il se sentit retomber dans le cauchemar. Combien de temps cela avait-il duré ? Des heures, plusieurs jours, ou bien une éternité depuis que… Il rassembla le peu de volonté qu’il lui restait afin de tâcher de se souvenir, afin d’empêcher son esprit de céder aux instances de son corps.

Au centre de ses réminiscences floues, il y avait des silhouettes et des voix, des visages penchés sur lui, les oscillations vagues d’un navire. Certains épisodes, quoique fort brefs, ressortaient avec plus de force malgré qu’ils n’eussent ni ordre ni apparemment le moindre rapport avec sa situation présente. Inch lui glissant un coussin sous la tête. La face angoissée d’Allday se penchant à maintes reprises au-dessus de lui. Il s’entendait parler et cherchait à suivre ce qu’il disait, comme s’il était déjà complètement détaché, l’esprit n’écoutant que par simple curiosité, des hauteurs où il planait, sa voix rauque et exténuée.

Il y avait aussi eu d’autres visages, inconnus et en même temps étrangement familiers. De l’un d’eux il se souvenait plus particulièrement : il était juvénile et grave, calme et attristé. La parole lui avait manqué et lui était revenue à plusieurs reprises. Une fois qu’il s’entendait gémir dans l’oppressante pénombre, le jeune homme lui avait dit d’une voix égale :

— Angus, monsieur. Le chirurgien de la Coquette.

Bolitho se crispa. La sueur qui l’inondait était comme un prolongement de sa terreur croissante. Le visage en question et le souvenir bien net de ces quelques mots lui remirent en mémoire une part de ce qui était arrivé, dont le choc de la blessure.

Il avait protesté. Son esprit chancelant avait lutté contre la souffrance et l’inconscience afin de faire entendre une chose au chirurgien : il ne devait pas le toucher.

Il tenta de faire bouger son épaule à la recherche d’une sensation dans son bras et ses doigts. Rien.

Il se laissa une nouvelle fois retomber, inerte, oublieux de la douleur lancinante, habité seulement d’un désespoir abyssal qui occultait tout le reste. Comme si cela venait des tréfonds de son âme, il s’entendit crier :

— Cheney ! Oh, Cheney, viens à mon secours ! Ils m’ont amputé le bras !

Aussitôt, il y eut un bruit de chaise raclant la pierre et un bruit de pas pressés venant vers lui. Il entendit quelqu’un lancer :

— Il est en train de sortir du coma ! Faites circuler la nouvelle !

On lui passa sur le front un linge humide et, rouvrant les yeux, il vit Allday qui le regardait tout en lui soutenant la tête de ses mains calleuses afin qu’une tierce personne pût éponger sa transpiration.

Il se souvenait maintenant de ces mains-là. Elles l’avaient tenu, lui comprimant la tête comme pour en interdire l’accès à cette autre pression, celle du scalpel d’Angus.

De très loin, il entendit demander :

— Comment ça va, monsieur ?

Bolitho leva les yeux vers Allday, si étonné d’y voir des larmes qu’il en oublia pour un temps sa propre souffrance.

— Ne vous en faites pas, Allday. Remettez-vous.

D’autres visages se balançaient au-dessus de lui et il vit Angus les écarter tout en rabattant le drap de sa poitrine. Il sentit que le chirurgien le palpait. La douleur revint d’un coup, lui arrachant un hoquet de surprise.

— Mon bras, parvint-il à articuler. Dites-moi la vérité.

Angus le considéra d’un air égal.

— Croyez-moi, monsieur, il est toujours à sa place – il ne souriait aucunement. Toutefois, nous n’en sommes qu’au début. Il convient de rester vigilant.

Il sortit du champ de vision de Bolitho et lança :

— Allez me chercher de quoi lui refaire son pansement. Il faut également qu’il s’alimente. Peut-être du bouillon et aussi un peu de brandevin.

Bolitho chercha Allday des yeux.

— Où suis-je ?

— Dans la forteresse, monsieur. L’Hekla vous y a ramené il y a deux jours de ça.

— Deux jours ? Mais avant cela ?

— Il a fallu deux jours à l’Hekla pour arriver ici. Le vent était contraire – Allday semblait à bout. J’ai bien cru que nous n’en finirions jamais.

Cela faisait donc quatre jours au total. Assez longtemps pour que la blessure s’infectât. Pourquoi ne pas regarder la vérité en face, à l’instar d’Angus ? Dieu sait qu’il avait souvent vu la chose arriver à d’autres.

— Dites-moi, fit-il calmement, et ne me racontez pas de bobards, est-ce qu’on va m’amputer ?

De nouveau, il voyait du désarroi dans les yeux d’Allday.

— Non, monsieur. J’en suis certain – Allday chercha à sourire, mais l’effort ne fit qu’ajouter à son air chagrin. Le plus dur est derrière nous. Aussi ne revenons pas là-dessus.

— Assez parlé pour aujourd’hui, intervint Angus dont le visage flottait de nouveau au-dessus de lui. Vous allez vous reposer en attendant qu’on refasse votre pansement. Ensuite, je tiens à ce que vous mangiez – il présenta quelque chose à la lumière, de couleur terne et à demi aplati par la force de l’impact. Certains de ces mousquets arabes sont très précis. Ce biscaïen vous aurait tué à coup sûr si vous ne vous étiez tourné à l’instant où il allait vous atteindre – il eut un sourire sans joie. Il nous faut donc, au moins pour cela, remercier la Providence – il y eut un bruit de porte et Angus ajouta : Il faut dire aussi que vous avez une excellente infirmière – petit salut. Par ici, madame Pareja. Le commandant sera prêt dans un moment.

Bolitho la regarda venir se ranger au bord du lit. Après tout, peut-être était-il toujours en train de flotter dans les limbes, peut-être même était-il mort.

Elle le regardait gravement, sans sourire. Son visage très pâle tranchait sur ses longs cheveux de jais. Elle était d’une grande beauté. On avait peine à se la représenter à bord du Navarra berçant son défunt mari contre sa robe souillée de sang, frémissante de colère et blême de désespoir.

— Vous avez l’air bien mieux, dit-elle.

— Merci pour tout ce que vous avez fait.

Se sentant subitement impuissant et désemparé sous ce calme regard, il ne put poursuivre. Elle lui sourit, dénudant ses dents saines et blanches.

— Je sais à présent que vous reprenez le dessus. Vos propos ont été, ces deux derniers jours, une véritable gageure.

Elle souriait toujours tandis qu’Angus découpait précautionneusement le pansement pour le remplacer par de la charpie propre.

Bolitho l’examinait sans rien dire. Elle avait passé son temps auprès de lui, le regardant lutter contre la douleur, lui prodiguant ses soins en ces heures où il était inconscient. Il pensa soudain à sa nudité sous le drap, à ses cheveux poissés de sueur, et il en conçut de la honte.

— Il semble que vous ayez la vie dure, observa-t-elle d’une voix égale.

Tandis qu’Angus ramassait sa cuvette de linges souillés, elle regarda Allday et lui dit :

— Allez vous reposer !

Comme il paraissait hésiter, elle ajouta sur un ton plus vif :

— Ouste ! fichez-moi le camp ! Vous avez veillé sans désemparer depuis votre retour, et même, à ce qu’on m’a dit, depuis que notre patient a été blessé.

Bolitho bougea le bras gauche et dit d’une voix rauque :

— Ma main !

Allday souleva le drap et lui saisit les doigts. La poitrine en nage, Bolitho mit ses forces défaillantes à lui serrer la main.

— Faites ce que Mrs. Pareja vous demande, Allday – il s’efforçait de ne pas le regarder en face. Je serai plus tranquille, sachant que vous serez en pleine forme lorsque j’aurai besoin de vous – il se força à sourire. Les vrais amis ne courent pas les rues !

Allday s’en fut et l’on entendit la porte se refermer.

— Il est parti.

Lorsqu’il reporta son regard sur elle, Bolitho vit que des larmes brillaient dans ses yeux. Elle secoua la tête d’un air courroucé.

— Le diable vous emporte, commandant ! Ce qu’on dit est vrai : vous ensorcelez tous ceux qui vous approchent ! Ce doit être votre côté cornouaillais !

— Je crois bien que la sorcellerie, comme vous dites, est le fait de certaines autres personnes, madame Pareja.

Elle s’assit sur le bord du lit.

— Je m’appelle Catherine – elle souriait et, le temps d’un instant, Bolitho discerna chez elle un peu de la hardiesse qu’il avait notée à bord du Navarra. Mais vous pouvez m’appeler Kate. C’est ainsi que l’on m’appelait avant que j’épouse Luis.

Elle lui souleva la tête afin d’arranger ses oreillers, puis elle prit le bol de potage que l’on avait apporté, et y trempa une cuiller.

— Je suis désolé de ce qui est arrivé à votre mari.

Elle approcha de lui la première cuillerée d’une main qui ne tremblait pas, et Bolitho déglutit la soupe épaisse.

— Vous avez prononcé plusieurs fois le nom de Cheney. C’est celui de votre femme ?

— Elle n’est plus, dit-il en la regardant.

— Je sais. C’est un de vos officiers qui me l’a dit – elle lui tamponna les lèvres avec une serviette propre avant d’ajouter : Vous avez beaucoup discouru, même si une bonne part de vos propos n’était pas intelligible. Par instants, il était question de votre maison, de certains portraits accrochés au mur – elle le regarda d’un air grave. Mais ce n’est pas le moment de parler de cela. Vous êtes très faible, il faut vous reposer.

Bolitho agita le bras avec effort.

— Non. Je ne veux pas rester seul – et d’ajouter, presque suppliant : Parlez-moi de vous.

Elle se mit à sourire comme par l’effet d’une réminiscence lointaine.

— J’habitais Londres. Vous connaissez ?

Il secoua imperceptiblement la tête.

— J’y suis passé.

Il eut la surprise de la voir se renverser en arrière pour éclater de rire. Un rire de gorge, spontané et sans façon, comme s’il avait dit quelque chose d’hilarant.

— Je vois à votre tête, mon cher, que vous n’aimez pas Londres. Mais je suppose que votre Londres n’était pas le même que celui que j’ai connu : le mien, c’est celui où les dames dansaient le quadrille et dissimulaient leurs émois derrière leur éventail, cependant que les jeunes messieurs prenaient des poses avantageuses pour attirer leur attention – elle agita la tête et ses cheveux tombèrent sur sa gorge. C’est une façon de vivre à laquelle je me suis efforcée de me conformer. Mais il semble aujourd’hui que mes efforts furent dépensés en pure perte – une ombre de mélancolie passa dans son regard, puis elle dit d’un ton pincé : La vie peut être bien cruelle.

Elle se leva, déposa le bol sur une taille. Bolitho nota qu’elle portait une robe qu’il ne lui avait jamais vue, de soie jaune, décolletée et joliment brodée à la taille.

— Une des dames espagnoles qui sont ici me l’a donnée, dit-elle, notant son intérêt.

— Est-ce à Londres que vous avez fait la connaissance de votre mari ? interrogea-t-il.

Il ne voulait pas remuer de douloureux souvenirs, mais il devait en avoir le cœm net.

— Le premier – elle vit sa perplexité et fit de nouveau entendre son rire pétillant. Eh oui, j’ai enterré deux maris, si vous me passez l’expression – elle s’approcha pour lui poser une main sur l’épaule. N’ayez pas l’air si catastrophé. C’est de l’histoire ancienne. Le premier était une personnalité impétueuse. Ensemble, nous allions embraser le monde. Il était soldat de fortune. Mercenaire, si vous préférez. Après notre mariage, il m’emmena en Espagne afin d’y combattre les Français. Mais la plupart des combats qu’il mena eurent lieu au cabaret, pour les beaux yeux de quelque belle. Sans doute finit-il par tomber sur plus fort que lui : un jour, on le retrouva mort dans un fossé au pied des remparts de Séville. C’est dans cette ville que je fis la connaissance de Luis. Il avait deux fois mon âge, mais semblait avoir besoin de moi – elle eut un soupir. Il venait de perdre sa femme et se raccrochait à son travail pour ne pas sombrer.

D’un ton plus égal, elle conclut :

— Je crois qu’il a été heureux.

— De cela, je suis bien certain.

— Merci, commandant – elle détourna le visage. Vous n’étiez pas obligé de dire cela.

On entendit la porte s’ouvrir. Il s’agissait cette fois de Gillmore. Il salua Mrs. Pareja en inclinant poliment la tête, puis s’approcha du lit.

— Je suis sincèrement content de savoir que vous allez mieux, monsieur.

Bolitho nota son visage fatigué et se dit que, du fait de son absence, le commandant de la Coquette avait dû avoir plus que sa part de soucis.

— Les guetteurs viennent d’apercevoir l’escadre qui s’en revient, monsieur – Gillmore laissa échapper un long soupir. Ce n’est pas trop tôt.

— Que me cachez-vous ? interrogea Bolitho avec un début d’appréhension. Il y a un problème ?

— L’Euryale est en remorque, monsieur. Il paraît avoir perdu son beaupré et son mât de perroquet de misaine. J’ai envoyé Mr. Bickford à bord d’un cotre au-devant de l’amiral.

— Je me lève ! – Bolitho voulut rejeter son drap. Conduisez-moi à mon bâtiment, pour l’amour du ciel !

Gillmore fit un pas de côté pour permettre à Mrs. Pareja de l’obliger à se rallonger.

— Je suis navré, monsieur, mais nous ne sommes pas de cet avis.

— Nous ne sommes pas de cet avis ? fit Bolitho en serrant les dents, tant il avait mal.

Gillmore avala sa salive mais ne baissa pas pavillon.

— Le commandant Inch et moi, monsieur. Il serait stupide que vous mouriez alors que le pire est derrière vous.

— Depuis quand êtes-vous habilité à me donner des ordres, capitaine Gillmore ?

Son état de faiblesse, la pensée subite qu’il s’était soucié plus de ses souffrances que de ses responsabilités professionnelles l’emplissaient d’une colère irraisonnée.

Mrs. Pareja intervint avant que Gillmore eût pu répondre :

— Écoutez, tout ceci est parfaitement puéril ! Remettez-vous ou bien j’appelle Mr. Angus !

— Je suis navré, monsieur, dit Gillmore. Mais je pense que nous aurons besoin de vous très bientôt, et en bonne santé.

— Non, non, fit Bolitho en fermant les paupières. C’est à moi de vous présenter des excuses. Et à tous les deux – puis il demanda : Est-ce que la Sans-Repos se trouve avec l’escadre ?

L’officier marqua une hésitation.

— Non, monsieur. Mais peut-être est-elle encore trop loin pour que les hommes de Giffard puissent l’apercevoir.

— Oui, c’est possible.

Bolitho se sentit glisser de nouveau dans l’inconscience. La douleur revenait en force. Il lui était difficile de se concentrer sur les propos de Gillmore, et plus encore de mettre un semblant d’ordre dans ses propres pensées.

— Je vous laisse, monsieur, disait Gillmore. Dès qu’il y aura du nouveau, je ne manquerai pas de vous en informer.

Et il quitta la pièce sans laisser à Bolitho le temps de protester. Mrs. Pareja revint s’asseoir sur le bord du lit et Bolitho sentit la fraîcheur d’un linge dont elle lui essuyait le front.

— Bon officier que ce Gillmore, dit-il. Lorsque j’avais son âge, j’ai commandé un bâtiment comparable à la Coquette. Dans le Pacifique. C’était un autre monde – se souvenir commençait à lui donner du mal. Des lézards de trois pieds de long, des tortues suffisamment grosses pour porter un homme. Des endroits qui n’avaient pas été gâtés par la civilisation…

— Reposez-vous, commandant.

La voix de Mrs. Pareja s’estompa ; Bolitho sombrait dans un profond sommeil.

Il s’éveilla quelques heures plus tard, glacé jusqu’aux os et agité de violents tremblements. Bien que tous les volets fussent fermés, il savait qu’il faisait nuit. Comme il bougeait la tête d’un côté puis de l’autre, il entendit Allday dire :

— Il est réveillé, madame !

Une petite lampe apparut au coin d’un paravent et Bolitho vit leurs deux silhouettes. Tous deux le regardaient.

— Seigneur ! Je vais de ce pas quérir Mr. Angus, souffla Allday.

— Attendez – elle se pencha, et Bolitho sentit ses cheveux lui effleurer le visage. Non, attendons un peu avant d’aller le chercher. Vous savez comment sont ces chirurgiens. Ils ne connaissent que la scie et le scalpel – elle cracha le mot : De vrais bouchers.

— Mais enfin regardez-le ! fit Allday, aux cent coups. On ne peut pas le laisser comme ça !

Bolitho était incapable de proférer un son. Il était immensément faible. Pourtant et pour la première fois, il sentait sa main droite. Son bras était trop douloureux et ankylosé pour bouger, mais il n’était plus insensibilisé. L’émotion subite que lui valut cette découverte ne fit qu’ajouter à sa fièvre. Il ne parvenait pas à retenir ses dents de claquer.

— Passez à côté, Allday, dit Mrs. Pareja d’un ton sans réplique. Non, n’ayez crainte. Je sais ce qu’il faut faire dans ces cas-là.

La porte s’ouvrit, se referma, et Bolitho se figura confusément Allday couché comme un chien de l’autre côté du battant. Puis il entendit un bruissement de soie et, avant que la lampe disparût derrière le paravent, il vit le corps d’albâtre de la jeune femme se détacher sur les ombres du mur, sa chevelure lâchée sur ses épaules nues. Le drap fut rabattu et, sans presque de bruit, elle se coula à côté de lui, lui nicha la tête au creux de son bras, et il sentit son sein et sa cuisse pressés contre lui. Au fil des heures, entre des plages de profond sommeil et de rêves décousus, il l’entendit qui lui parlait tout bas comme une mère à son enfant malade, et le rassurait plus par le son de sa voix que par le sens même de ce qu’elle disait. La chaleur de son corps était un manteau enveloppant qui chassait la froidure et apportait la sérénité à son esprit tourmenté.

Quand il rouvrit les paupières, des rais de lumière oblique passaient par les lames des persiennes. Il crut un instant que tout le reste n’avait été qu’un rêve de plus. Il vit Allday qui sommeillait, affalé sur une chaise, puis il avisa du coin de l’œil l’éclat chatoyant d’un pan de soie jaune : c’était elle, assise du côté de la fenêtre dans un fauteuil à haut dossier. Elle se leva et s’approcha.

— Vous semblez bien mieux, murmura-t-elle – elle le gratifia d’un petit sourire secret et il sut que cela n’avait pas été un songe. Comment vous sentez-vous ?

Il sentit ses lèvres grimacer un sourire.

— Affamé, dit-il.

— Un miracle ! s’écria Allday en bondissant sur ses pieds.

Il y eut un bruit de pas dans le couloir de l’autre côté de la porte, et Keverne entra dans la pièce, suivi de Calvert. Le visage sombre de Keverne se détendit un peu quand il vit que Bolitho souriait.

— Je suis venu dès que cela m’a été possible, monsieur.

Bolitho se haussa sur un coude.

— Que s’est-il passé ?

Le lieutenant haussa les épaules d’un air las.

— Nous avons aperçu deux soixante-quatorze français et leur avons donné la chasse. La nuit est tombée, mais Sir Lucius nous a intimé l’ordre de ne pas les lâcher, en formation serrée, qui plus est.

Keverne était visiblement très amer. Bolitho se représentait la nuit que cela avait dû être. Les navires faisant force de voiles tout en tenant leur position. Le vent, le bruit et le souci de ne pas perdre de vue les feux de poupe des autres bâtiments.

— Poursuivez, je vous écoute.

— Au petit jour, l’ennemi était toujours en vue. L’amiral a ordonné au Zeus de virer vent devant, mais, à cause de la formation compacte, le signal a été mal interprété. La Tanaïs a manqué à virer et nous avons abordé sa hanche bâbord. Nous y avons perdu notre beaupré ainsi que notre mât de perroquet de misaine pour faire bonne mesure. Le temps de nous dégager, les Grenouilles étaient de l’autre côté de l’horizon, filant cap au nord et tout dessus !

— Les réparations ?

— Encore une journée de travail. J’ai déjà fait remplacer le mât de perroquet et on s’occupe en ce moment même du beaupré et du boute-hors.

Bolitho détourna le regard. Si la frégate ennemie qui avait détruit la galiote n’avait pas découvert l’escadre, ces deux vaisseaux de soixante-quatorze devaient être en revanche édifiés.

— Sir Lucius vous envoie ses compliments, ajouta Keverne. Il passera vous visiter à votre convenance – il regarda avec curiosité cette femme qui se trouvait là. Vous avez fait du sacrément bon travail ici, si je peux me permettre, monsieur. J’ai appris pour Witrand. J’en suis désolé.

— Je ferais mieux de retourner à bord, monsieur, intervint Calvert, l’air de n’être guère réjoui par l’idée.

Keverne l’ignora.

— Que diable allons-nous faire, monsieur ? – il alla à la fenêtre et regarda entre les lames d’un volet. Pour ma part, je tiens la situation pour désespérée.

Bolitho pensa à Draffen, à ses mensonges, à sa félonie, et il sentit son sang battre douloureusement dans la région de son épaule.

Et Broughton qui était là dehors à bord de son navire amiral, enferré dans ses doutes et ses appréhensions ! Mais son orgueil ne l’autoriserait pas à demander conseil à Bolitho ou à qui que ce fût, ce qui alourdissait encore le fardeau qui pesait sur lui. Bolitho pouvait admirer la fierté de l’homme, mais non point son inaltérable rigidité.

Le capitaine Giffard apparut tout essoufflé sur le seuil, le visage de même couleur que la tunique.

— La Sans-Repos est en train d’arrondir la pointe, monsieur !

Bolitho se hissa de nouveau sur un coude, fermant son esprit aux atteintes de la douleur.

— Signalez à son commandant de venir immédiatement me faire son rapport ! A moi personnellement, c’est bien compris ? – puis, tandis que Giffard repassait la porte : Regagnez le bord, monsieur Keverne, et transmettez mes respects à l’amiral. Dites-lui que je vais très bientôt regagner mon poste… – il vit Allday regarder les autres avec affolement – … très bientôt. Dites-lui juste cela.

A Calvert, il déclara plus calmement :

— Sir Lucius m’a suggéré de vous trouver un emploi à terre. Vous allez rester ici dans un premier temps – il lut du soulagement et de la gratitude sur le visage du jeune homme, et ajouta : Et maintenant, allez guetter la corvette.

Enfin, lorsqu’ils furent de nouveau seuls :

— Je sais ce que vous allez dire, madame Pareja – et de rectifier avec un doux sourire : Kate.

— En ce cas, pourquoi vous montrez-vous à ce point obstiné ?

Le rouge lui était subitement monté aux joues, et il pouvait voir le mouvement plus rapide de sa poitrine.

— Parce que c’est maintenant que l’on a besoin de moi – il fit signe à Allday. Je veux que l’on me fasse la barbe et j’aurais besoin d’une chemise propre – il opposa un grand sourire à la mine butée de son maître d’hôtel. Sur-le-champ.

Allday sorti, il reprit :

— C’est étrange, mais j’ai les pensées plus claires que je ne les ai eues de quelque temps.

— Cela vient de ce qu’il vous reste si peu de sang ! – elle laissa échapper un soupir. Enfin, si c’est votre devoir, je suppose que vous ne pouvez vous y soustraire. Les hommes sont faits pour la guerre, et vous n’êtes pas à part.

Elle s’approcha et le soutint pour qu’il se mît sur son séant.

— Qu’allez-vous devenir quand cette affaire sera terminée ? interrogea-t-il.

— Je ne vais pas retourner en Espagne. Sans Luis, j’y redeviendrais une étrangère. Peut-être irai-je vivre à Londres – elle eut un sourire plein de gravité. J’ai mes bijoux. Bien plus que je n’en avais quand j’en suis partie – le sourire se mua en gloussement. Vous pourriez venir me voir à Londres, qu’en dites-vous, commandant ? Le jour où vous viendrez recevoir quelque haute et prestigieuse affectation…

Mais lorsqu’il la regarda, il vit que son air enjoué dissimulait quelque chose de plus profond. Quelque chose comme une supplique ? C’était difficile à dire.

— Je n’y manquerai pas. Je vous le promets, dit-il en s’appuyant tendrement contre elle.

Allday était en train de mettre la dernière main à la chemise et au plastron de Bolitho lorsque le capitaine Samuel Poate, commandant la Sans-Repos, entra à grands pas. L’homme était de petite taille, avait le teint rose, et, de plus, se dit Bolitho, l’empressement agressif d’un tout jeune cochon. Campé comme il l’était maintenant, chapeau glissé sous le bras, nez en trompette semblant frémir d’impatience autant que de colère rentrée, la ressemblance était encore plus criante.

— Votre rapport, commandant, fit Bolitho d’un ton sec, et en vitesse. J’ai connue le sentiment que nous allons devoir passer à l’action sans tarder.

Poate avait une manière de parler saccadée, comme un témoin appelé à la barre d’une cour martiale qui économise temps et salive.

— Après avoir débarqué Sir Hugo Draffen et le prisonnier, je suis allé croiser au large dans l’attente du signal. J’ai attendu, mais rien ne venait. Et, quand le vent est tombé, j’ai dû mouiller de crainte d’aller à la côte. Nous avons entendu des explosions et j’ai supposé que Djafou subissait une nouvelle attaque, même si je ne voyais pas bien avec quels moyens. Toujours aucun signe de Sir Hugo. Aussi, quand le vent s’est levé, me suis-je élevé de terre pour me mettre à patrouiller le long du littoral.

— Pourquoi avoir permis que le prisonnier soit débarqué ?

— Ordre de Sir Hugo, monsieur. Je n’avais pas le choix. Il soutenait qu’il s’agissait d’un otage, mais j’étais trop occupé par ailleurs pour me soucier de suivre son raisonnement – un éclat froid s’alluma dans le regard de Poate lorsqu’il ajouta : En revanche, nous avons vu un homme qui nous faisait de grands signes sur une grève. J’ai fait mettre un canot à l’eau. Il s’agissait d’un de vos matelots, monsieur, survivant d’un peloton envoyé pour servir d’escorte au lieutenant Calvert. Il était presque fou de terreur et j’ai pu croire un moment qu’il avait perdu la raison. Par la suite, il a reconnu avoir planté là le lieutenant de pavillon et un aspirant après une attaque par des indigènes. Il s’était enfui et caché des heures durant, avant de trouver enfin une grotte sur un flanc de colline.

Bolitho, soutenu par Allday, était en train de se lever très précautionneusement.

— De cette caverne, poursuivait Poate, il prétendait avoir vu Witrand subir des tortures, puis se faire décapiter, mais j’ignore si tout cela est vrai.

— Ça l’est, commandant.

— Puis il a déclaré que, tandis qu’il se tenait toujours caché là à assister aux atrocités qui se déroulaient dans le fond du vallon, il avait aperçu Sir Hugo… – Poate prit une profonde inspiration. Il n’y a guère de chances pour qu’un matelot, même s’il cherche à atténuer sa responsabilité après avoir fui devant l’ennemi, invente une histoire pareille. Bref, il nous a assuré avoir observé Draffen en train de s’entretenir avec ceux qui torturaient le prisonnier !

— Je vois… fit Bolitho.

Levant les yeux vers Poate, il comprit que ce n’était pas tout.

— Ensuite ?

— J’ai depuis appris de quelle façon vous avez été blessé, monsieur, et comment d’autres sont morts à bord de l’Hekla parce que mon soutien vous a fait défaut. Mais j’étais tellement furieux et écœuré par ce que je venais d’apprendre que j’ai poursuivi le long de la côte, jusqu’à ce que je finisse, avec l’aide de Dieu, par tomber sur un petit baggala.

— Draffen ? l’interrompit Bolitho dont le sang n’avait fait qu’un tour.

Poate hocha la tête.

— Il est dehors, monsieur. Sous bonne garde.

— Amenez-le-moi – Bolitho tourna la tête vers la fenêtre et entendit le vent qui sifflait doucement à travers les lames des persiennes. Vous avez fort bien agi. Mieux sans doute que nous ne sommes encore en mesure de l’apprécier.

Poate alla aboyer des ordres dans le couloir.

— Laissez-moi, Kate. Vous aussi, Allday – il répondit d’un sourire à leur muette interrogation anxieuse. Il est encore un peu tôt pour que je me mette à agiter les bras.

Une fois seul, il s’appuya sur le dossier d’une chaise et fit doucement travailler son avant-bras passé dans une écharpe improvisée.

Lorsque Draffen entra avec Poate, Calvert fermant la marche, rien chez lui ne trahissait l’inquiétude ou le doute.

— Voudriez-vous, s’il vous plaît, me conduire devant l’amiral ? demanda-t-il d’une voix calme. Je ne tolère pas d’être traité aussi cavalièrement par ces gens.

— Vous êtes notre prisonnier, bredouilla Calvert.

— Silence, freluquet ! fit Draffen en braquant sur lui un regard glacial et méprisant.

Bolitho prit la parole :

— Il serait vain de nier, sir Hugo, que vous avez fait en sorte que Djafou soit réoccupé afin de servir vos gains futurs – il s’étonnait de pouvoir parler aussi calmement alors qu’il était au comble de l’écœurement. Quelle que puisse être l’issue ici, vous serez ramené en Angleterre pour y être jugé.

Draffen le dévisagea, puis se mit à rire.

— Mon Dieu, commandant, mais dans quel monde vivez-vous ?

— Le nôtre, sir Hugo. Je pense que ce que nous avons découvert à Djafou sera plus que suffisant pour faire tomber votre masque d’innocence.

Draffen ouvrit les pamnes vers le ciel.

— L’esclavage est un fait, commandant, quoi que puisse proclamer la législation. Là où il y a demande, il y a nécessairement offre. Je vous garantis qu’il est à Londres, dans la City, des gens qui miseront plus sur la tête d’un esclave en bonne santé que sur un plein bateau de vos matelots qui sont morts au combat ! Tirez-en, comme moi, l’enseignement qui s’impose. Le droit et la justice sont réservés à qui peut se les offrir !

Poate, voyant éclore une tache vermeille sur le tissu blanc de l’écharpe de Bolitho, ouvrit la bouche pour lui signaler le fait. Mais Bolitho secoua négativement la tête à son adresse, puis répondit à Draffen :

— En ce cas, sir Hugo, j’espère que ces gens vous soutiendront au mieux, car je suis certain que le reste de l’Angleterre vous estimera à votre juste valeur. Un menteur, un fourbe et… – colère et douleur lui firent serrer les dents – … et un être qui a été capable de regarder tranquillement un homme se faire torturer puis assassiner. Un prisonnier placé sous la protection de Sa Majesté !

Pour la première fois, il vit une lueur d’inquiétude dans le regard de Draffen. Mais cela n’empêcha pas celui-ci de répondre avec sa morgue habituelle :

— Quand bien même cela serait, Witrand ne jouissait en aucune façon d’une telle protection. Un officier travesti en civil doit être considéré comme un espion.

Il tressaillit toutefois lorsque Bolitho laissa tomber :

— Seuls l’amiral et moi étions au courant de la chose, sir Hugo. Aussi, sauf si vous le connaissiez d’avance, ce qui, je crois, était le cas puisque vous n’avez pas cherché à le voir à bord de l’Euryale, vous l’aurez entendu révéler son identité sous la torture. Dans les deux hypothèses, vous êtes flétri ! – il sentait son sang sourdre sous ses pansements, mais il était comme possédé. J’ai beau détester le rituel de la pendaison, je donnerais un mois de solde pour vous voir vous balancer à Tyburn !

Draffen le considérait d’un œil calculateur.

— Faites sortir les deux autres.

— Pas de marchandage, sir Hugo. Vous êtes à l’origine de trop de morts et de souffrances.

— Très bien. Je vais donc parler devant eux – il se campa, les mains sur les hanches, et dit d’un ton plus calme : Je compte, comme vous savez, de puissants amis à Londres. Ils peuvent compromettre sensiblement votre avenir et exercer une influence néfaste sur les espoirs d’avancement que vous pourriez encore caresser.

Bolitho lui tourna le dos.

— Est-ce que c’est tout ?

Il entendit derrière lui Draffen prendre une longue inspiration, puis reprendre d’un ton perfide :

— Vous avez, je crois, un neveu dans la marine de Sa Majesté ? Le bâtard de feu votre frère, c’est bien cela ?

Bolitho sentit Calvert sursauter et Poate s’avancer d’un pas, mais il demeura pour sa part parfaitement immobile.

— Quel effet cela lui fera-t-il d’apprendre que son défunt père, à l’époque où il commandait un corsaire, a fermé les yeux sur les activités de mes marchands d’esclaves ? Et que cette connivence l’a enrichi ?

Bolitho se retourna et, d’une voix très calme :

— C’est un mensonge.

— Mais certains y accorderont foi, et surtout, c’en sera terminé de l’avenir de votre neveu, je me trompe ?

Bolitho cligna les yeux pour en chasser la buée qu’y faisait venir la douleur. Surtout ne pas avoir un malaise. Pas maintenant.

— Si j’avais nourri quelque pitié ou considération à votre endroit, sir Hugo, ce serait une page de tournée. Quiconque est capable de faire peser une menace sur la vie d’un garçon qui, dans son enfance, n’a rien connu d’autre que le malheur, ne saurait y prétendre. Emmenez-le, conclut-il, s’adressant à Poate.

Draffen dit encore, et d’une voix égale :

— Vous m’avez accusé de beaucoup de choses. Quoi que d’autres puissent en penser, vous m’en répondrez lorsque vous serez en état de le faire !

— A votre service. Je ne me ferai pas prier.

Il se laissa tomber lourdement sur une chaise tandis que Draffen repassait la porte avec son escorte. L’instant d’après, Kate se trouvait auprès de lui, le morigénant tout en le ramenant jusqu’à son lit.

— Je ne puis écrire, lui dit-il. Voulez-vous le faire sous ma dictée ? Je dois envoyer immédiatement mon rapport à l’amiral.

— Est-ce exact, ce qu’il a dit de votre frère ?

— En partie seulement.

La porte s’ouvrit à la volée et Poate fit irruption dans la pièce.

— Monsieur ! Il faut que le lieutenant Calvert soit devenu fou !

Bolitho agrippa le bois d’une chaise.

— Que s’est-il passé ?

— Il a conduit Draffen au sommet de la tour et il a refermé la trappe sur nous. Quand j’ai exigé qu’il m’ouvre, il ne m’a pas répondu, conclut Poate, incrédule.

— Écoutez !

Tous se tournèrent vers Allday qui était penché à la fenêtre. Par-dessus le bruissement de la mer et du vent, Bolitho perçut l’entre-choquement de deux lames. Il en fut tout remué.

Cela ne dura pas longtemps. Calvert apparut sur le seuil, deux épées sous le bras. Le visage très calme, triste même, il déclara :

— Je viens me constituer prisonnier, monsieur. Sir Hugo est mort.

— C’est moi qui avais été provoqué, Calvert, lui répondit Bolitho avec sang-froid.

L’autre secoua la tête.

— Vous oubliez, monsieur, qu’il m’a, avant cela, traité de freluquet – il se détourna sans même voir Poate et les autres qui se pressaient de l’autre côté de la porte. Et puis, monsieur, vous n’auriez pu rivaliser avec lui lors d’un duel. Pas en tirant du bras gauche – il eut un haussement d’épaules plein de lassitude. Vous êtes un combattant, monsieur, mais je ne vous crois pas rompu à l’art plus exact de l’escrime – il pivota sur ses talons, le regard étincelant. Enfin, monsieur, vous m’avez sauvé et, bien plus, vous m’avez rendu mon honneur. Je n’allais pas rester coi et vous laisser aller à la mort, alors que je pouvais me rendre utile, et peut-être avec plus d’efficace que quiconque.

Angus, le chirurgien, se fraya un passage à travers la presse.

— Quelle est cette folie ? hurlait-il. Ne voyez-vous pas dans quel état est le commandant ?

Bolitho le toisa d’un air glacial.

— Allez plutôt voir au sommet de la tour. Vous y trouverez un corps – puis, revenant à Calvert : Vous étiez animé d’une bonne intention, mais…

Calvert haussa les épaules.

— Mais. Ce petit mot recouvre un spectre tellement large… Je sais le sort qui m’attend peut-être, mais je ne m’en soucie pas. Peut-être ai-je fait cela pour venger Lelean, mais je n’en suis pas non plus certain – il soutint le regard de Bolitho avec une détermination soudaine. Lelean avait besoin de moi tout comme l’escadre a besoin de vous en ce moment. C’était peut-être le meilleur motif pour tuer Draffen.

Il déboucla son baudrier et le tendit au capitaine Giffard.

Les visages massés sur le seuil disparurent en même temps que retentissait la voix de Broughton :

— Rendez-lui son épée, Giffard !

L’amiral s’avança dans la pièce, adressant un bref signe de tête à Bolitho avant de déclarer :

— J’ai naguère été injuste avec vous, Calvert. Il ne m’est pas possible de vous éviter de passer en jugement pour ce que vous avez fait – il dévisageait le lieutenant avec un intérêt non dissimulé. Mais, si nous revoyons un jour l’Angleterre, je veillerai à ce que vous soyez convenablement défendu.

— Merci, sir Lucius, dit Calvert, les yeux au sol.

Broughton se tournait maintenant vers Bolitho.

— Bien. Constatant que vous semblez suffisamment remis pour mener mes affaires, il semble que je fais bien de venir vous trouver, non ? – il promena alentour un regard dépourvu d’aménité. Que ces gens disparaissent de ma vue ! – et, s’adoucissant légèrement : Sauf vous, chère madame, car il m’est revenu que sans votre… euh, ministère, je serais à l’heure qu’il est privé de mon capitaine de pavillon. Ce que je ne souffrirais pas.

Il lui souriait fraîchement tout en la détaillant des yeux. Elle le regardait sans ciller.

— Je suis d’accord avec vous, sir Lucius. Il semblerait que vous ayez grand besoin de lui.

Broughton fit la grimace, puis esquissa un haussement d’épaules.

— Je vous le concède, madame.

Pas la moindre trace de surprise ou de colère regardant la façon dont Draffen avait trouvé la mort. Comme par le passé, Broughton l’avait déjà écarté de ses pensées. Un souvenir et rien de plus. Plus tard, en Angleterre, il se pourrait bien que la chose fût moins aisée à ignorer.

— Voici ce que je me propose de faire, dit-il, s’adressant maintenant à Bolitho : il semble à peu près certain que les Français vont essayer de nous chasser d’ici – il marqua un temps comme s’il s’attendait que ce point fût contesté. Avoir aperçu ces navires pour ensuite les perdre, à cause de la stupide incompétence de Battray pour déchiffrer mon signal, me rend plus enclin à entendre vos précédentes observations – il hocha la tête. On peut dire que vous avez laissé à Gillmore un rapport bien tourné avant de vous lancer dans cette folle équipée contre les pirates – il soupira. Vraiment, Bolitho, vous devriez comprendre et admettre que ce genre de partie de plaisir n’est déjà plus de votre ressort !

— Il m’a paru judicieux, monsieur, de nous défaire de cette menace avant d’affronter la suivante.

— Peut-être, fit Broughton sans s’avancer. Seulement, l’alliance franco-espagnole va savoir que l’escadre partie de Gibraltar se trouve maintenant ici, sur le pas de sa porte. L’urgence qu’il y a à mener à bien leur projet va leur apparaître de façon plus criante – il hocha la tête comme pour approuver ses propres dires. Je ne compte pas les attendre et me propose de diriger l’escadre sur Carthagène. Car, si la moitié seulement des rapports sont vrais, c’est là que l’ennemi a concentré ses transports et navires de guerre. Que pourrait-il y avoir de plus probable ? Une tentative supplémentaire de renforcer les liens entre les deux pays après leur défaite à Saint-Vincent.

Bolitho opina du chef. Il était manifeste que l’amiral avait beaucoup réfléchi à la question depuis la veille. Il y avait tout intérêt. Rentrer à Gibraltar pour y rendre compte que Djafou avait été jugé inutile et que Draffen avait été occis par un de ses officiers l’eût en effet exposé à quelque sanction. Broughton avait déjà suscité le courroux de l’Amirauté en raison de son rôle dans la mutinerie de Spithead et de la perte de l’Aurige ; il avait plus que tout autre besoin d’obtenir quelque succès, plus éclatant si possible que les seules captures du Navarra et d’un modeste brick.

— C’est fort probable, monsieur, lui répondit Bolitho. Il est tout autant possible que nous rencontrions l’ennemi en pleine mer.

— Ce serait mon plus cher désir – Broughton, montrant quelques signes d’agitation, marcha jusqu’à la fenêtre. Si nous parvenions à provoquer une confrontation, ils verraient que nous ne sommes pas ici pour tirer les marrons du feu, et ils en concluraient que d’autres suivront avec une flotte encore plus puissante.

— Et dans le cas, monsieur, où nous ne trouverions rien à Carthagène ?

Il se retourna vers Bolitho pour le considérer avec équanimité.

— En ce cas, mon cher, je suis un homme fini – il parut considérer en avoir trop dit et il ajouta d’un ton brusque : Nous levons l’ancre demain matin. Le commandant Inch ralliera Gibraltar avec le brick et le Navarra. Il y transportera également toute la garnison ainsi que les… euh, les gens que nous avons ramassés. Je ne doute pas que le gouverneur du Rocher se fera un plaisir de les échanger contre des prisonniers de guerre britanniques.

— J’ai donné ordre de miner la forteresse, monsieur.

— Parfait. Nous la ferons sauter en partant – il soupira. Qu’il en soit ainsi !

Comme l’amiral faisait mine de s’en aller, Bolitho lui demanda :

— J’ai espoir que vous jugerez bon, monsieur, de recommander Mr. Keverne pour le commandement du brick.

— J’ai bien peur que non, répondit Broughton en laissant son regard s’attarder sur Mrs. Pareja. Vous manquez déjà de personnel et nous aurons besoin de tous les officiers d’expérience. Je vais demander à Furneaux de prélever un officier sur une prise.

Il salua d’un signe de tête Angus qui entrait en s’essuyant les mains.

— Il était mort, monsieur, annonça le chirurgien.

— Comme je m’y attendais, dit l’amiral avec indifférence. Bien, écoutez-moi, monsieur Angus. Le commandant Bolitho va demeurer ici pour ne rejoindre le bord que demain, une heure avant l’appareillage. Prenez toutes vos dispositions. Ensuite, vous enverrez chercher Calvert et lui direz que je désire que des ordres soient rédigés sur-le-champ à l’intention de l’escadre – il se mit subitement à sourire, ce qui le fit paraître sensiblement plus jeune. Savez-vous, Bolitho, qu’il fut un temps où la tentation me démangeait de croiser le fer avec Calvert, rien que pour lui donner une bonne leçon ! Si j’avais commis cette erreur, c’est vous qui commanderiez ici, et c’est votre tête et non la mienne qui serait sur le billot !

Cela eut l’air de le mettre en joie car il souriait encore lorsqu’il quitta la pièce.

Bolitho s’adossa sur sa chaise et ferma les paupières. La tension de l’heure qui venait de s’écouler refluait en lui, le laissant rompu et sans énergie.

— Encore une nuit, murmura-t-il, en partie pour lui-même.

Elle lui passa la main sur les cheveux.

— Oui, encore une nuit, dit-elle avec un voile dans la voix – elle hésita, puis ajouta : Encore une nuit ensemble.

 

Capitaine de pavillon
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